Peinture et barbarie
Représentations picturales de la guerre

dans les sociétés européennes au XXe siècle
La représentation de la violence de la guerre, pressentie ou vécue, constitue un élément récurrent de la peinture allemande au XXe siècle. Un élargissement de la perspective à l'analyse de l'art pictural d'autres sociétés européennes représente une piste de recherche extrêmement stimulante.

A l'occasion des recherches menées dans le cadre de mon DEA sur la mémoire du nazisme dans la peinture est- et ouest-allemande, j'ai pu constater la diversité des approches artistiques thématisant la violence de la guerre. La réalisation, pour la revue de la Sorbonne Nouvelle, d'un article sur les représentations picturales de la Première Guerre mondiale m'a permis d'esquisser des comparaisons entre les modes de traitement de la violence de la guerre dans l'art allemand après les deux conflits mondiaux du XXe siècle.
Dans les deux cas, il apparaît que la déviance par rapport à la normalité d'un état de paix est propice à l'apparition de figures et de symboles d'un monde plongé dans l'anomie. Les figures de prostituées chez les expressionnistes Kirchner par exemple) et chez Beckmann après 1945, la thématique de la folie chez Grosz (Le soulèvement des fous, 1915) et de l'aveuglement (reprises et variations de la parabole des aveugles chez Karl Hofer et Karl Schleswig en 1947-48) nous livrent autant d'images d'un monde en proie à la violence et à la destruction de l'individu. Figures de mutilés, personnages bibliques emblématiques de la souffrance incompréhensible que constitue la guerre, peuplent les tableaux des peintres allemands après les deux conflits mondiaux ; les Visions apocalyptiques d'un Ludwig Meidner à la veille de la Première Guerre mondiale trouvent leur prolongement après 1945 dans le Voyage en enfer d'un Karl Hofer (1947), le Job de Otto Dix (1946), ou le Fils perdu d'un Max Beckmann (1949); aux mutilations du corps représentées dans La honte de George Grosz en 1922, dans L'autoportrait en soldat  de Ernst-Ludwig Kirchner en 1915 ou encore dans le célèbre tableau d'Otto Dix, Les joueurs de skat, en 1920, répondent les mutilations de l'âme de L'autoportrait en prisonnier de guerre d'Otto Dix en 1947 et l'interrogation sur la fissure du moi dans L'autoportrait au miroir de Carl Barth (1948) et le Clown au miroir de Will Küpper en 1946.

La déconstruction de la forme picturale que l'on constate par exemple dans les Tranchées d'Otto Dix en 1917 (et qui caractérise d'une manière générale les tableaux expressionnistes) trouve un écho frappant dans les Femmes en plainte de Ernst Wilhelm Nay en 1944, ou dans les tableaux abstraits de Georg Meistermann (Dans le déchirement, 1952-53), Emil Schumacher (Barbaros, 1957) ou encore Raimund Girke (Souvenir d'un paysage, 1956).

Des différences notables apparaissent néanmoins dans le traitement pictural de la violence de la guerre après les deux conflits mondiaux. Déjà, la Première Guerre mondiale avait ébranlé les certitudes de la raison et de la foi en le progrès, et les peintres s'en étaient fait l'écho : on en trouve trace par exemple dans le tableau de Magnus Zeller intitulé Reporter de guerre (1917-18) : l'homme a inventé la roue, apprivoisé le cheval, domestiqué la nature, mais toute son oeuvre est en ruine ; Kurt Tucholsky, dans une lettre écrite depuis le front russe, résumait en une formule cette rupture : "Le monde entier est englouti. (...) Le monde est réel et nous a renversé tous les temples et tout ce que nous avons aimé - comme un château de cartes".
Mais après 1945, il faut constater une rupture encore plus radicale, résumée dans l'aporie énoncée par Theodor W. Adorno : non seulement l'horreur organisée industriellement par les nazis ne peut être représentée avec les moyens de l'esthétique traditionnelle, dans le mot ou l'image, mais encore c'est l'idée même de culture qui doit être remise en cause - puisque la culture s'est révélée incapable de constituer un rempart à la barbarie : comment écrire un poème ou peindre après Auschwitz? Comme le montre George Steiner dans son essai Dans le château de Barbe-Bleue, la science d'un pays de haute culture mis au service du "Mal" représente une véritable "rupture dans la civilisation", et c'est toute l'idée d'un progrès de l'humanité, héritée des Lumières, qui se trouve battue en brèche. Au sortir du deuxième conflit mondial, le défi de la représentation de "l'infigurable" est d'autant plus difficile à relever que l'Allemagne souffre d'une "hémorragie culturelle" causée par le décès ou l'exil de nombreux artistes peintres.

Après 1945 se pose donc en Allemagne avec plus d'acuité encore qu'après 1918 la question d'un langage pictural à la hauteur des événements. C'est pourquoi un historien de l'art, Martin Damus, a pu parler d'une "incapacité à crier" des artistes allemands après 1945, contrastant avec la mise en image systématique de la violence, qui avait suivi le premier conflit mondial (on se souvient notamment de la célèbre gravure d'Otto Dix, Le cri, de 1919). Les analyses réalisées dans mon mémoire de DEA démontrent qu'en réalité, la violence de la Seconde Guerre mondiale n'a pu être thématisée de manière systématique et approfondie que bien après la fin du conflit, à partir des années 1960, dans le cadre d'un processus de réappropriation de l'Histoire par les Allemands à l'échelle globale de la société. Les travaux d'artistes comme Sigmar Polke, Gerhard Richter, Peter Alvermann, Eugen Schönebeck, Georg Baselitz, Wolf Vostell, Markus Lüpertz, et surtout Anselm Kiefer pour la RFA, de Gerhard Altenbourg, Werner Tübke, Willi Sitte, Bernhard Heisig, Hartwig Ebersbach ou A. R. Penck pour la RDA, ont constitué de nouvelles approches de la barbarie de la guerre dans la peinture de l'espace germanique.

La comparaison des modes de représentation de la violence et de la guerre en Allemagne après les deux conflits mondiaux mérite d'être approfondie ; elle n'a été qu'esquissée dans les travaux de recherche que j'ai menés jusqu'à présent. Elle servira de base à une réflexion élargie sur la figuration picturale de la guerre dans d'autres sociétés européennes, et, réciproquement, se trouvera enrichie elle-même par l'éclairage fourni grâce à des analyses du futurisme italien de l'entre-deux-guerres et de l'art français après 1945 par exemple. La spécificité du cas allemand - liée au caractère unique du phénomène national-socialiste - pourra ainsi être, grâce à une approche comparatiste dans le temps et l'espace, à la fois confortée et relativisée :


La mise en oeuvre conjuguée d'outils d'interprétation empruntés à la politologie et à la sémiotique devrait permettre de répondre à ces interrogations, et en fera certainement surgir d'autres.