La figure du diable à partir des œuvres de
Thomas Mann, Georges Bernanos et C. S. Lewis
On connaît la célèbre affirmation de Nietzsche : Dieu est mort. En revanche, il semblerait que son compère et rival connaisse un sort tout autre, en particulier en ce tournant de millénaire. Nous voudrions quant à nous, dans la suite de notre travail de D.E.A., envisager le démon, en particulier sous sa forme littéraire, dans une période peu envisagée jusqu'ici : la première moitié du XXe siècle, et plus précisément la période d'après la Grande Guerre. Il nous semble en effet que celle-ci a eu, entre autres, comme répercussion un changement radical dans la représentation du diable dans les Œuvres de fiction en Europe occidentale, et dans les Œuvres romanesques en particulier, genre dont le tentateur était relativement absent jusque-là. Ce changement le ramène à sa forme plus proprement théologique : au XXe siècle le diable, en déroute au milieu du XIXe siècle en dépit des diableries romantiques, a, avec une force accrue, repris pied dans la littérature. Il se dépouille de sa défroque de révolté byronien, de dandy homme du monde, pour être rendu à son rôle central de Prince de ce Monde.

La représentation de la figure de Satan à l'époque moderne soulève des interrogations aussi bien d'ordre philosophique et théologique que d'ordre plus proprement poétique et littéraire.
(1) Mettre en scène le diable dans le monde contemporain relève du défi, voire de la provocation. En effet, rares sont les personnes qui dans les sociétés civilisées européennes peuvent ou veulent encore croire à l'existence de Satan. Une question à la fois philosophique et théologique s'impose donc : comment rendre plausible la présence de la figure du démon à une époque scientifique et technique ? Comment faire croire au diable alors que, pour beaucoup, Dieu est mort ? Quel peut encore être le sens d'un pacte avec le malin, si la vie spirituelle et l'immortalité de l'âme n'ont plus de réalité ? Le démon a souvent été relégué dans le folklore (d'où les incarnations comiques et inoffensives du personnage qui abondent) ; les Lumières l'ont évacué en tant qu'incarnation de peurs médiévales maïtrisables par la Raison. Or l'on constate que le diable, qu'on disait ridicule et démodé, resurgit sous une nouvelle forme. Il faudra donc s'interroger sur cette forme spécifique prise par la figure de Satan au XXe siècle. Pour reprendre le titre de l'article d'Erich von Kahler sur le Faustus de Thomas Mann, peut-on parler d'un diable sécularisé, propre à la période qui nous occupe et à l'image de la société occidentale qui l'a produit ?

(2) Par ailleurs la question se pose de savoir si le personnage du diable fait l'objet d'une foi, d'une adhésion philosophique ? Il faudra donc nous interroger sur le degré de réalité de Satan dans ses représentations.

(3) Il faut en outre se demander pourquoi nos auteurs font ainsi appel exclusivement au roman, à l'exclusion des autres genres (nos auteurs sont en priorité des romanciers). Pourquoi Satan, jusque-là surtout présent dans les Œuvres théâtrales (depuis les Mystères médiévaux jusqu'aux différents Méphistophélès) et dans les Œuvres poétiques, fait-il ainsi une entrée remarquée dans le genre réaliste par excellence, le roman ?

(4) Mais cette question est liée à une autre sans doute encore plus importante : pourquoi les auteurs ont-ils choisi de mettre en scène ce personnage que beaucoup considèrent comme démodé ? En d'autres termes, quel est le sens de cette présence ? Il nous faut ici insister sur la périodisation, sur la situation historique. Les Œuvres que nous nous proposons d'envisager sont toutes postérieures à la guerre de 1914-1918 ; elles sont nées des événements tragiques de l'histoire européenne du XXe siècle, dont la Grande Guerre n'a marqué que le début. Le XXe siècle est celui de la banalité du mal, selon la formule d'Hannah Arendt. S'interroger sur le sens de l'apparition de Satan, qui est, en principe, tout sauf justement la banalité du mal, revient donc aussi à mesurer le lien de cette apparition avec la réflexion contemporaine sur le scandale du Mal.

Notre perspective sera double : il s'agira conjointement de cerner la spécificité de la figure du diable à une date donnée, tout en la comparant à la tradition. En effet, dans la mesure où la figure du démon a un lourd passé historique et littéraire, elle implique nécessairement une forme de réécriture, de reprise. Or cette tradition est multiple : historique et théologique (voir les Pères de l'Église), iconographique (arts plastiques et de la représentation ; qu'on pense par exemple au rôle du costume de théâtre de Méphistophélès dans l'imaginaire collectif), littéraire (avec les deux monuments incontournables que sont Paradise Lost (1665) de Milton et les deux Faust (1806 et 1832) de Goethe). La prise en compte de la tradition s'impose dans la mesure où une caractéristique centrale des Œuvres du XXe siècle est de faire appel à la culture du lecteur. Les auteurs font de la compétence intertextuelle un élément important de leur stratégie de réécriture, postulant de la part du lecteur qu'il se souvienne précisément des détails d'autres textes.

Il nous semble donc que Satan prend une forme spécifique dans cette première moitié du XXe siècle, en particulier dans la vision des trois romanciers étudiés, représentatifs en cela de leur époque. Loin d'apparaïtre sous la forme éblouissante d'un ange, fût-il déchu, ou sous celle terrifiante d'une bête cornue, il se fait remarquablement discret ; il faut même parler d'une certaine médiocrité du personnage. Il se mue en homme obséquieux et méprisable : les figures de Satan sont des plus inoffensives ; ces êtres ne demandent qu'à rendre service. Cette discrétion n'est pourtant qu'apparente. Rien ne sert davantage le démon que cette image méprisable et discrète qu'il se donne. Or il faut se méfier des absences encore plus que des apparences : selon Baudelaire, la plus belle ruse du diable est de nous persuader qu'il n'existe pas. Cette absence, ou en tout cas cette discrétion cachent donc en réalité la puissance de Satan.

Une étude rendant compte de cette évolution dans la représentation de Satan nous paraït donc riche d'ouvertures, en particulier pour montrer en quoi la figure du diable au XXe siècle nous semble être un pur produit en même temps qu'un témoin, un reflet de l'époque. Nous examinerons donc comment nos auteurs parviennent, ou non, à toucher un public a priori sceptique par des moyens proprement littéraires et dans un but à la fois esthétique et théologique. Robert Kanters, il y a quelques années, soulignait déjà l'efficacité littéraire du malin : alors que la réalité d'un Dieu personnel semble s'effacer, la réalité d'une personnification du mal s'impose avec plus de force : dans le ciel littéraire, plus vif que le soleil de la vérité brille le soleil de Satan.

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